Quand la bulle scientifique éclatera- Morbihan
mardi 24 février 2009 source: Ouest-France
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par Alain MUSSET (*)
La France apparaît systématiquement mal classée dans les systèmes d'évaluation internationaux portant sur la performance des institutions d'enseignement et de recherche. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation inquiétante. Si l'on écarte la paresse des chercheurs, une raison peut être d'ordre linguistique. Nous avons le tort de ne pas (ou peu) publier en anglais, la langue actuelle de communication internationale. A cela, deux remèdes possibles : favoriser les traductions en anglais de textes parus en français et améliorer les systèmes d'évaluation en prenant mieux en compte d'autres langues de travail, comme l'espagnol et le portugais.
La troisième raison est plus ennuyeuse. En France, et plus particulièrement dans les sciences humaines et sociales, nous n'avons pas encore appliqué les méthodes mises en place par nos collègues anglo-saxons pour donner plus de visibilité à leurs travaux et pour multiplier les citations dans les moteurs de recherche sur Internet. Les recettes sont pourtant simples :
1 ¯ Tout étudiant en thèse doit impérativement associer le nom de son directeur aux textes qu'il publie ou aux communications qu'il présente dans des colloques internationaux. Cette nouvelle coutume permet de récompenser le professeur qui a passé du temps à donner des conseils et à orienter la recherche de ses disciples, même s'il n'a pas écrit une ligne de l'article publié.
2 ¯ Puisque le chercheur appartient à un laboratoire dont il partage les crédits et les préoccupations intellectuelles, il doit cosigner ses travaux avec les membres de son équipe. C'est la preuve que le groupe fonctionne de manière collective, même si la pratique réelle du terrain est individuelle. Comme le système est basé sur la réciprocité, le même chercheur peut voir son nom apparaître sur des textes dont il a parfois à peine discuté avec ses collègues.
3 ¯ Quand le chercheur appartient à un programme de recherche international, il associe le nom des autres membres du groupe aux textes qu'il va publier. L'essentiel est de partager les mêmes objectifs scientifiques. Ce mécanisme permet non seulement de mettre en évidence l'insertion du chercheur dans des réseaux internationaux mais aussi, et surtout, de faire apparaître son nom dans des bases de données.
Avec un tel système, je multiplierais au moins par trois ou quatre le nombre de mes publications annuelles. Comme le jeu des citations sur Internet fait nécessairement boule de neige, mon nom serait de plus en plus évoqué dans les tables devenues sacrées de Google Scholar et cette reconnaissance internationale rejaillirait sur mon institution.
Le seul problème est que derrière les textes, il y a des auteurs, et donc des êtres humains. Qui peut raisonnablement croire qu'un seul cerveau peut produire 20 ou 30 articles originaux par an ? L'essentiel est de paraître, dans tous les sens du terme, puisqu'on veut nous évaluer de manière quantitative. On voit toutes les limites d'un système qui pousse le chercheur à multiplier ses apparitions pour faire semblant d'exister dans un monde virtuel de plus en plus déconnecté des réalités de la recherche.
Le monde scientifique, emporté par une fièvre évaluatrice fondée sur des critères purement quantitatifs, suit le même chemin que le système financier. Cela explique pourquoi les institutions qui n'ont pas encore appliqué ces règles se trouvent distancées. Et il va falloir trouver sans cesse de nouveaux moyens, pour que le nom des chercheurs se multiplie à l'infini dans les couloirs du cyberespace, sans rapport avec leurs capacités réelles de production. On peut accepter ou refuser d'entrer dans ce jeu dangereux mais, quand la bulle scientifique éclatera, ceux qui n'ont pas triché survivront.
(*) École des hautes études en sciences sociales.
vu sur Ouest-France
mardi 24 février 2009 source: Ouest-France
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par Alain MUSSET (*)
La France apparaît systématiquement mal classée dans les systèmes d'évaluation internationaux portant sur la performance des institutions d'enseignement et de recherche. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation inquiétante. Si l'on écarte la paresse des chercheurs, une raison peut être d'ordre linguistique. Nous avons le tort de ne pas (ou peu) publier en anglais, la langue actuelle de communication internationale. A cela, deux remèdes possibles : favoriser les traductions en anglais de textes parus en français et améliorer les systèmes d'évaluation en prenant mieux en compte d'autres langues de travail, comme l'espagnol et le portugais.
La troisième raison est plus ennuyeuse. En France, et plus particulièrement dans les sciences humaines et sociales, nous n'avons pas encore appliqué les méthodes mises en place par nos collègues anglo-saxons pour donner plus de visibilité à leurs travaux et pour multiplier les citations dans les moteurs de recherche sur Internet. Les recettes sont pourtant simples :
1 ¯ Tout étudiant en thèse doit impérativement associer le nom de son directeur aux textes qu'il publie ou aux communications qu'il présente dans des colloques internationaux. Cette nouvelle coutume permet de récompenser le professeur qui a passé du temps à donner des conseils et à orienter la recherche de ses disciples, même s'il n'a pas écrit une ligne de l'article publié.
2 ¯ Puisque le chercheur appartient à un laboratoire dont il partage les crédits et les préoccupations intellectuelles, il doit cosigner ses travaux avec les membres de son équipe. C'est la preuve que le groupe fonctionne de manière collective, même si la pratique réelle du terrain est individuelle. Comme le système est basé sur la réciprocité, le même chercheur peut voir son nom apparaître sur des textes dont il a parfois à peine discuté avec ses collègues.
3 ¯ Quand le chercheur appartient à un programme de recherche international, il associe le nom des autres membres du groupe aux textes qu'il va publier. L'essentiel est de partager les mêmes objectifs scientifiques. Ce mécanisme permet non seulement de mettre en évidence l'insertion du chercheur dans des réseaux internationaux mais aussi, et surtout, de faire apparaître son nom dans des bases de données.
Avec un tel système, je multiplierais au moins par trois ou quatre le nombre de mes publications annuelles. Comme le jeu des citations sur Internet fait nécessairement boule de neige, mon nom serait de plus en plus évoqué dans les tables devenues sacrées de Google Scholar et cette reconnaissance internationale rejaillirait sur mon institution.
Le seul problème est que derrière les textes, il y a des auteurs, et donc des êtres humains. Qui peut raisonnablement croire qu'un seul cerveau peut produire 20 ou 30 articles originaux par an ? L'essentiel est de paraître, dans tous les sens du terme, puisqu'on veut nous évaluer de manière quantitative. On voit toutes les limites d'un système qui pousse le chercheur à multiplier ses apparitions pour faire semblant d'exister dans un monde virtuel de plus en plus déconnecté des réalités de la recherche.
Le monde scientifique, emporté par une fièvre évaluatrice fondée sur des critères purement quantitatifs, suit le même chemin que le système financier. Cela explique pourquoi les institutions qui n'ont pas encore appliqué ces règles se trouvent distancées. Et il va falloir trouver sans cesse de nouveaux moyens, pour que le nom des chercheurs se multiplie à l'infini dans les couloirs du cyberespace, sans rapport avec leurs capacités réelles de production. On peut accepter ou refuser d'entrer dans ce jeu dangereux mais, quand la bulle scientifique éclatera, ceux qui n'ont pas triché survivront.
(*) École des hautes études en sciences sociales.
vu sur Ouest-France