Terrain de recherche à Tijuana
Ambre Dewaele
Master 2, mention Territoires, Espaces, Sociétés
Les territorialités et les pratiques des migrants en situation d’attente dans la ville de Tijuana
le cas des refuges comme lieux d’étape
Ambre Dewaele
Master 2, mention Territoires, Espaces, Sociétés
Les territorialités et les pratiques des migrants en situation d’attente dans la ville de Tijuana
le cas des refuges comme lieux d’étape
Ce terrain de recherche a eu lieu du 21 juin au 6 septembre 2011 à Tijuana, ville frontalière du Nord-Est du Mexique. Ce rapport alterne entre notes prises au cours du terrain et indications postérieures. Certains passages sont plus développés que d’autres. L’analyse et l’interprétation ne sont pas encore présents dans ce qui suit.
Mon arrivée à Tijuana depuis l’aéroport de San Diego
Après 15 heures de vol, et avec un décalage horaire de 9 heures, j'atterris à San Diego : il est 18h15. Mon passage à la douane frontalière américaine s'éternise. L'agent de police trouve suspect qu'une française se rende seule à Tijuana, pour une durée de trois mois, et traverse la frontière dans la foulée, de nuit. Il me pose une série de questions, variées: il me demande par exemple de lui confirmer l'année et le lieu de ma naissance, de lui indiquer l'endroit où j'ai appris l'espagnol, de préciser quelles études je fais, et dans quelle ville. Il tente de m'intimider en faisant mine de ne pas me reconnaître sur la photo de mon passeport! Au bout d'un bon quart d'heure, il me laisse finalement passer, en me donnant tout un tas de recommandations. Dehors, un grain semble venir de l'océan, l'horizon est opaque. La baie de San Diego, et son arsenal sont recouverts d'une brume épaisse.
Je prends le bus vers Broadway Street, puis le Trolley en direction de San Ysidro. Durant toute la deuxième partie du trajet, toutes les conversations autour de moi se font en espagnol. Ce sont sans doute des "commuters", des mexicains qui traversent la frontière quotidiennement pour venir travailler aux Etats-Unis. Il est 20h30 quand j'arrive au niveau du pont qui permet de passer au-dessus d'une voie rapide, la nuit est désormais tombée. La police frontalière mexicaine, présente au niveau des tourniquets métalliques qui symbolisent la porte d'entrée du Mexique, ne procède à aucun contrôle d'identité. Je poursuis mon chemin, à la recherche d'un taxi. Je ne tarde pas à en trouver un : les taxistas sont à l'affût des touristes. J'embarque dans l'un des véhicules en direction de Playas de Tijuana. Les routes grimpantes sont semées de nids de poule. Et le nom des rues n’est pas toujours indiqué, nous tournons un peu avant de trouver l’immeuble où je vais loger. Jesus, le propriétaire de mon appartement qui m’attendait, me fait visiter les lieux. Je me sens un peu seule dans ce grand appartement... Julie, ma colocataire française, n'arrivera que le 5 juillet.
Trois semaines passées au Colegio de la Frontera Norte
Le lendemain matin, Jesus me conduit en voiture au Colegio de la Frontera Norte, l'institut de recherche qui me reçoit pour mon terrain. L'endroit est bien gardé, tous les bâtiments sont surveillés. Le midi, je rencontre un chercheur de San Francisco, Nathan Jones, qui travaille sur l’un des cartels les plus puissants à Tijuana, nommé « Felix ». Il me présente ensuite à trois amies chercheuses, dont l'une, Marie Carmen Macías, se trouve être une géographe française dont j'avais entendu parlée. J’apprends par la suite que l’une d’entre elles était Marie-Laure Coubès, la coordinatrice de l’EMIF Nord. L'après-midi, je discute avec la troisième d’entre elles, Maria Dolores Paris Pombo, spécialiste des migrations entre le Mexique et les Etats-Unis. Elle me donne alors plusieurs contacts: avec la Casa del Migrante de Tijuana, la Casa YMCA pour les migrants mineurs, et l'Instituto Madre Assunta, pour les femmes migrantes. Elle me parle également des centres de détention en Californie, et pense qu'il serait vraiment intéressant dans le cadre de mes recherches que je parvienne à mener une étude sur ce sujet. Je rencontre par hasard Peter Müller, l’un de ses étudiants qui travaille sur la défense des droits des migrants, et qui pourra m'aider à m'insérer dans certains centres d'hébergement pour migrants.
Les trois premières semaines que j’ai passées à Tijuana ont constitué un temps de familiarisation avec cette ville et l’institut de recherche qui m’accueillait. Je me suis rendue tous les jours au Colegio de la frontera Norte afin d’étudier dans la bibliothèque Bustamante, et d’assister à certains séminaires et rencontrer des étudiants travaillant sur des thèmes proches du mien. J’ai pu lire des ouvrages que je ne trouvais pas en France, notamment, Economía política de la nostalgia de Shinji Hirai, mais aussi des ouvrages rassemblant des récits et témoignages de la migration (narrativas de vida, Experiencias migratorias récoltées lors de concours organisés par le CONAPO et le gouvernement mexicain en 2008 et 2010). Je me suis également penchée sur les travaux de Jorge Bustamante, fondateur du Colef, et en particulier sur Cruzar la línea , où le sociologue met en pratique l’observation participante en se mettant dans la peau d’un migrant clandestin et en traversant illégalement la frontière. J’ai également découvert l’un des derniers travaux de l’anthropologue Federico Besserer (2004) portant sur la topographie de la communauté transnationale des Mexicains. En outre, j’ai pu consulter des périodiques portant sur la frontière Nord, et me suis penchée par exemple sur la lecture d’un article de Claudia Carolina Zamorano Villarreal, « Ser inmigrante en Ciudad Juarez. Itinerarios residenciales en tiempos de maquila » . J’ai également pu participer à quatre séminaires au sein du Colef. Je me suis en effet rendue à une journée d’étude le 30 juin portant sur « La marque des drogues : caractéristiques des usagers, stigmates sociaux et violence ». J’ai également assisté à un séminaire sur « les écueils de la méthodologie ethnographique » donné par un chercheur du Texas, Christian Zbininski. Puis, je me suis rendue à une journée d’étude consacrée au lien entre « migrations du travail, crise internationale et vulnérabilité sociale : perspectives comparées », au cours de laquelle intervenait Jorge Bustamante. Sa présentation était intitulée « La responsabilidad patrimonial de Estado y los Derechos Humanos de los migrantes ». Ce sociologue prône en effet l’application de réformes bilatérales en ce qui concerne la régulation des migrations, et présente une vision pessimiste de la situation qui selon lui va « de mal en peor » (titre d’un article paru le 6 juin 2011 ), à cause en grande partie d’une recrudescence de la violence qui s’incarne dans les agents de l’ICE. Il parle de « responsabilité patrimoniale de l’Etat » dans le sens où celui-ci a le monopole du recours à la force pour faire respecter la loi, la force passant par la police. Enfin, j’ai pu assister à la présentation des nouvelles données récoltées par l’EMIF Nord Cette enquête s’effectue depuis 1998 à Tijuana, Mexicali et Nogales et depuis 2001, à Altar, et actuellement dans 15 localités. Elle met par exemple en évidence le fait que les migrants font de plus en plus appel aux services d’un coyote (81% des migrants s’en passaient en 2000, contre seulement 47% en 2010).
L’un des obstacles majeurs auquel je me suis heurtée : les changements du contexte migratoire en Californie US et en Basse-Californie mexicaine
Alors que les flux migratoires vers les Etats-Unis ont augmenté de manière constante ces cinquante dernières années, la législation en matière de contrôle de l’immigration aux Etats-Unis ne cesse de se renforcer, notamment depuis 1986 (entrée en vigueur de l’Immigration Reform and Control Act, IRCA). La « línea », ou ligne frontalière, devient de plus en plus difficile et périlleuse à franchir, en particulier au niveau de Tijuana depuis 1994 et l’application de la loi Guardian en Californie. Cet élément de législation a ainsi conduit les routes migratoires à se déplacer plus à l’Est, vers les zones montagneuses (appelées « Cerro ») aux alentours de Tijuana, Tecate, Mexicali ou Altar dans le désert du Sonora.
Jusque dans les années 1990-2000, Tijuana constituait selon Olivia Ruiz (1998) « un carrefour, un lieu de résidence temporaire pour ceux qui attendent des opportunités d’emploi du côté des EU » (p.198). J. Pavageau (1995) explique par exemple le passage des Michoanèques à Tijuana au cours de leur parcours migratoire par le fait que cette ville constitue une « une zone de transit, une véritable salle d’attente pour la migration clandestine », mais aussi par « la présence de maquiladoras qui emploient principalement une population active féminine » (p.46). Cependant, la loi Guardian passée en 1994 en Californie renforce le dispositif de sécurité et de protection de la frontière entre Etats-Unis et Mexique. De moins en moins de migrants tentent alors la traversée par cette région frontalière, les routes migratoires se sont déplacées plus à l’Est du pays, vers le Sonoro et les alentours d’El Sasabe par exemple, ou Agua Prieta. Tijuana voit passer désormais plus de « deportados » que de migrants en transit. Le Père K., directeur de la Casa del Migrante de Tijuana, expose les raisons et les caractéristiques du « changement dans le profil des migrants reçus » au sein de son refuge dans un article récent de la revue Migrantes (2010). Selon lui, l’inflexion a lieu en 2005-2006. En effet, alors qu’en 2005 les « deportados » sont encore minoritaires dans son refuge (43%), ils représentent 9/10 du total des migrants en 2009 (soit 10 500 personnes).
Le Père K. et U. G., les directeurs de la Casa del Migrante et de la Casa YMCA (nous reviendrons sur ces refuges plus loin) m’ont conseillé d’adapter mes protocoles d’enquête à ce nouveau phénomène migratoire.
Je me suis heurtée également à une autre difficulté : l’impossibilité de localiser les migrants installés dans la ville de Tijuana par quartiers et de les rencontrer. Ces migrants seraient comme « invisibles », car trop épars, ou résidents dans des quartiers trop dangereux de la ville.
Cette période d’adaptation m’a permis aussi d’entrer en contact avec diverses personnes susceptibles de m’aider dans mes recherches de terrain. J’ai ainsi pu discuter avec María Dolores París, Luís Escala, Rafael Alarcón et Marie-Laure Coubès, responsable de l’enquête EMIF sur les migrations à la frontière nord du Mexique. Ma tutrice Olga Odgers m’a beaucoup soutenue et appuyée dans mes démarches. Elle m’a en outre donné de nombreux conseils pour organiser mon terrain et centrer mon objet de recherche. Nous en sommes venues à délimiter mon sujet et à le restreindre à l’attente des migrants dans les territoires particuliers que constituent les refuges. J’ai par ailleurs eu l’opportunité de discuter avec des étudiants en master et en doctorat au Colef, dont les sujets de recherche sont en lien avec les migrations. J’ai également rencontré une étudiante américaine en master à l’université de San Diego qui étudiait les violations des droits des migrants. Durant ces premières semaines, j’ai également pris contact avec les principaux refuges de Tijuana (la Casa YMCA, la Casa del Migrante et l’Instituto Madre Assunta) mais me suis heurtée à la lenteur ou à l’absence de réponses tout d’abord. J’ai tout de même pu rencontrer deux directeurs de refuge (U. G. de la Casa YMCA et le Padre K. de la Casa del Migrante). Enfin, j’ai eu la chance de rencontrer une photographe espagnole ainsi qu’une journaliste italienne au cours de mon séjour. Cependant, je n’ai pas pu discuter comme il était prévu avec le Jeune réalisateur mexicain Juan Manuel Sepúlveda, auteur du film documentaire La frontière infinie portant sur la traversée du Mexique par des migrants centraméricains voulant se rendre aux Etats-Unis. En effet, Juan Manuel Sepúlveda a dû annuler notre rendez-vous du fait d’un changement dans les dates de son voyage au Guatemala destiné à présenter son nouveau film.
Localisation des trois principaux refuges à Tijuana
Ma rencontre avec le directeur de la Casa YMCA
La Casa YMCA de Tijuana: (pour plus de détails, voir les rapports complets) refuge pour migrants mineurs, soit âgés de moins de 18 ans. Capacité d’accueil de 20 migrants, filles et garçons. Durée maximum de séjour : une semaine. 78% d’entre eux ont entre 16 et 17 ans. Ils appartiennent principalement à une classe moyenne basse voire populaire, d’origine rurale ou de zones urbaines marginales. En 2010, 863 mineurs ont été hébergés par la Casa YMCA de Tijuana contre 2890 en 2005 ; durée moyenne du séjour : 4 jours. Nombre moyen de jeunes hébergés par jour : 7. Il est important de noter qu’en 2011, cette moyenne baisse significativement. Ce sont moins souvent des migrants ayant déjà vécu aux Etats-Unis que des migrants de passage venant de se faire arrêter au cours de leur première tentative de passage (567 migrants sur 863). Le rapport décrit tous les types de risques auxquels sont soumis les migrants au cours de la route migratoire, durant le voyage, dans les villes frontalières, durant la traversée de la frontière, durant la période de détention. Les risques lorsqu’ils se rendent au consulat, à l’INM (Institut National de Migration), ou au DIF (Développement Intégral de la Famille).
Après un week-end de visites improvisées dans la ville de Tijuana et près du mur au niveau de la frontière, j’ai rendez-vous à 15h le mardi 2 juillet avec U. G., le directeur de la Casa YMCA pour migrants mineurs, située à l'opposé de Playas de Tijuana, dans la Zone Est. Je prends un premier taxi collectif jusqu’à la Zone Centre, cœur touristique de la ville. Il me faut trouver maintenant un autre taxi pour me rendre au centre commercial de la Plaza Río. J’avais repéré ce week-end l’endroit par lequel transitent ces véhiculent. Je me dirige donc sans hésitation dans les rues colorées et animées du quartier. Je me familiarise, seule, mais assez rapidement, avec les modes de déplacement locaux. Je fais une halte dans un Calimax où j’achète de quoi me désaltérer. Le soleil, que le brouillard n’a découvert que vers midi, tape maintenant avec vigueur. Heureusement, l’air du large temporise la chaleur. Après 20 minutes de marche le long des voies rapides, je trouve le refuge. Il fait face à un imposant hôtel dont le bâti tente de se conformer à l’architecture andalouse. J’ai plus d’une demi-heure d’avance sur l’heure fixée. J’entre quand même dans le refuge pour mineurs.
Un homme posté devant son ordinateur me souhaite la bienvenue, et m’invite à patienter dans la salle principale. Celle-ci semble faire office à la fois de cuisine, de salle à manger et de salle de divertissement. On y trouve en effet une télé ainsi qu’une table où sont disposés livres et jeux de société. Je prends note des détails observables, et remarque tout d’abord la curieuse absence d’adolescents. Seul un homme qui semble faire partie de l’équipe de la Casa YMCA s’affaire dans le coin cuisine, à nettoyer la table et faire la vaisselle. Je me plonge alors dans la lecture d’un journal local acheté en chemin : La Frontera, diario independiente de Tijuana. Un article sur l’abus d’autorité de la police dans les centres de détention pour migrants attire particulièrement mon attention.
L’entrevue avec U. G. se fait dans cette même salle. Il me demande tout d’abord de détailler mon sujet d’étude et de lui expliquer comment je compte mener mes recherches durant les trois prochains mois. Mon espagnol s’améliore quelque peu. Je ne perds pas une miette de l’explication qu’il me donne sur le fonctionnement du centre d'hébergement. Et j'ai l'impression que mon phrasé espagnol se fait plus fluide. Mon interlocuteur m’apprend que l’arrivée de migrants mineurs à la Casa YMCA est devenue de plus en plus rare ces derniers temps. Hier, les trois seuls adolescents qui étaient de passage ici sont retournés dans leur ville d’origine. Les propos d’U. G. vont dans le même sens que ceux de María Dolores París et d’Olga Odgers. Tijuana n’est plus une ville d’attente pour les migrants à destination des Etats-Unis. Le passage à ce niveau de la frontière est devenu quasiment impossible.
Les nouvelles voies de traversées se trouvent aujourd’hui plus à l’Est, vers le Cerro (zone montagneuse) et au niveau du désert du Sonora. Autre obstacle à mes recherches : l’étude de l’installation temporaire des migrants dans la ville sera très certainement difficile à mener. Je vais tenter d’obtenir des données démographiques à ce sujet, notamment en contactant l’une des chercheuses de l’EMIF, l’Enquête sur les Migrations à la Frontière Nord du Mexique, menée au Colef.
Au cours de ma discussion avec U. G., le téléphone sonne. On nous annonce la « déportation » (ou détention et reconduite à la frontière, selon la terminologie française) d’un jeune homme de 17 ans, originaire du Michoacán. J’accompagne alors Martin, l’homme qui travaillait sur un ordinateur, pour récupérer cet adolescent à la DIF, une infrastructure sociale qui promeut le Développement « Intégral » de la Famille en accueillant des migrants expulsés. Ce noeud de transit migratoire se trouve dans une zone très excentrée de la ville. A notre arrivée, un homme amputé d’un de ses bras patiente dans une salle d’attente. Un père de famille signe des papiers pour laisser sortir son fils dont la tentative de traversée de la frontière vient d’échouer. Le jeune michoacano que nous venons chercher se présente : il s’appelle lui aussi Martín. A son cou pendent deux croix chrétiennes ; ses cheveux mi-longs sont plaqués en arrière, recouverts d’une couche de gel. Durant le trajet du retour, il contacte ses cousins qui vivent à San Diego afin qu’ils viennent le récupérer à la Casa YMCA. En effet, les migrants mineurs ne repartent que lorsque des parents, plus ou moins proches, viennent signer une décharge. Or quand nous arrivons à la Casa YMCA, les deux cousins de Martín, déjà sur place, finissent de remplir les dossiers nécessaires. Ils repartent tous trois aussitôt. Martín en est à sa troisième arrestation par la Patrouille frontalière. Il semble cependant déterminé à ne pas abandonner de si tôt son projet: rejoindre son frère et ses cousins en Californie, et y trouver du travail.
Ma rencontre avec le Père K. de la Casa del Migrante
La Casa del Migrante de Tijuana : en 2010, 10 300 migrants ont été hébergés. 350 d’entre eux ont reçu une aide économique pour retourner dans leur région d’origine au Mexique, 1600 d’entre eux ont eu recours au DIF pour obtenir une identification temporaire. Chaque jour, ce sont 120 migrants en moyenne qui sont hébergés. Durée limite de séjour : 12 jours pour le premier séjour, puis 6 pour le deuxième, 3 pour le troisième. 90% des migrants sont des déportés. L’inflexion a lieu en 2005-2006. En effet, alors qu’en 2005 les « deportados » sont encore minoritaires dans son refuge (43%), ils représentent 9/10 du total des migrants en 2009 (soit 10 500 personnes) ; et en 2010, 9450 « deportados » sur 10299 migrants. Ces migrants vivaient aux Etats-Unis depuis plus de 6 ans dans 58% des cas et plus d’un an dans 94% des cas. Ils se sont faits arrêtés au cours de contrôles routiers dans 36% des cas, et au cours d’une inspection de police routinière dans 27% des cas. 38% d’entre eux ont entre 26 et 35 ans, et 25% entre 18 et 25 ans.
Le samedi 2 juillet, je décide de me rendre à la Casa del Migrante sans prendre rendez-vous du fait de l’absence de réponse : je tente d’y aller au culot. Comme pour la Casa YMCA, je repère le trajet sur la carte. Je décide de faire une grande partie du trajet à pied depuis Plaza Rio : je traverse pour cela le canal du Rio Tijuana, puis entame la longue ascension d’une colline en passant par des zones en friche.
Après une demi-heure de marche, j’arrive à la Casa del Migrante dans la Colonia Postal. Je demande d’abord à voir le Frère William, mais celui-ci ne veut pas s’engager à me donner plus d’informations que les brochures et la revue publiées par la congrégation. Il me demande de bien respecter le protocole et d’attendre d’obtenir un rendez-vous avec le Père K., le directeur. Il imprime une liste des autres refuges qu’il connaît et me parle du fonctionnement de la Casa del Migrante de Tijuana. Le refuge reçoit dans l’après-midi des dons d’habits apportés par de jeunes volontaires. Je retourne bredouille chez moi.
Cependant, quatre jours plus tard, le mercredi 6 juillet, je réussis à obtenir un rendez-vous avec le Père Kendzierski, après deux semaines de tentatives vaines. Je me rends au refuge en bus cette fois-ci car la chaleur est étourdissante. Le Père K. a fixé le rendez-vous à 16h. En attendant, je fais la connaissance d’une bénévole italienne qui est ici depuis 5 mois, et qui repart le mois prochain. Lorsque j’entre dans le refuge, des migrants entrent aussi et présentent une fiche de la Casa del Migrante avec identité et date d’entrée dans le refuge. L’italienne leur indique le nombre de nuits qu’ils pourront encore passer dans ce refuge. Puis le Père K. me fait entrer dans son bureau : il est nonchalant, son débit de paroles est lent, ce qui me rassure pour la bonne compréhension de ses propos. Il oriente la discussion sur les changements du contexte migratoire et insiste sur les tensions actuelles entre les refuges pour migrants et les forces de l’ordre. Il finit par me dire qu’il n’accepte plus d’étudiants au sein du refuge, seulement des journalistes car ces derniers divulgueraient des informations concernant l’action menée par les Scalabrinis plus rapidement. S’il acceptait que je vienne mener mon étude dans la Casa del Migrante, il y aurait chaque jour une dizaine de chercheurs qui viendraient mener leur propre enquête, et cela serait ingérable. J’insiste cependant en proposant mon aide en tant que bénévole, ou en tant que possible animatrice d’ateliers. Mais le Père K. reste impassible et refuse tout en bloc. J’éprouve alors un fort sentiment de découragement.
Le Père K. me permet toutefois de rester une partie de l’après-midi dans le refuge si je le souhaite. Je commence alors à discuter avec certains des migrants assis dans le patio central, dans une posture d’attente flagrante. Je pose des questions à trois d’entre eux mais n’ai pas le cœur à mener de véritables entretiens structurés : Christian (54 ans, vivait en Californie depuis 23 ans, originaire du Guerrero), Cristobal (18 ans, vivait à Los Angeles depuis 3 ans, originaire du Guanajuato), Carlos (24 ans, vivait à San Francisco depuis 12 ans, dans le refuge depuis 1 semaine). Deux plus jeunes ont déjà fait de la prison, Cristobal un an (à 17 ans), Carlos trois ans (d’abord deux ans puis 1 an). Christian me confie qu’il ressent beaucoup de peur, notamment de la crainte en ce qui concerne la recherche d’un emploi à Tijuana. Je dîne avec les migrants, après la prière, des bénévoles servent un repas menu mais équilibré. Un migrant vient d’arriver vers 19h, son sac sur le dos, le regard dans le vide, fixé sur un point droit devant.
Une journée à Mexicali
Le jeudi 7 juillet, je me rends avec Maria Dolores Paris Pombo en voiture jusqu’à Mexicali. Nous devons y retrouver José Moreno Mena, le responsable de la Coalicion Pro Defensa del Migrante. Nous arrivons vers 10h, puis visitons des modules frontaliers près de la guérite. Ces modules permettent aux migrants qui viennent de se faire expulser des Etats-Unis de se désaltérer et de se restaurer avant d’obtenir une situation plus stable. L’extrême chaleur (48°C) réduit ma concentration, je lutte pour ne pas tomber parfois. Nous visitons ensuite deux refuges pour migrants : l’Albergue juvenil del Desierto et la Casa Mana. Le premier refuge accueille des migrants mineurs et les femmes migrantes qui sont avec des enfants. La Casa Mana quant à elle ne reçoit que des hommes migrants et ne sert que deux repas par jour. Elle n’héberge qu’une dizaine de migrants pour la nuit à cause de la petite taille de ces locaux. Au retour, nous passons par la Rumorosa, paysage montagneux. Mais aussi lieu de passage des migrants clandestins pour rejoindre les Etats-Unis. Lieu très dangereux car de nombreux bandits y rodent et attaquent les migrants vulnérables.
Après ces trois premières semaines passées à Tijuana, je me suis rendue dans la ville de México pour deux semaines. J’ai eu l’occasion de visiter cette capitale que je ne connaissais pas encore, et d’acquérir une meilleure connaissance des pratiques alimentaires mexicaines, ainsi que de préciser un peu ma géographie du Sud du Mexique au cours d’un petit voyage en bus. Enrichissement personnel au sujet de l’histoire et de la culture. Puis, de retour à Tijuana, j’ai passé une semaine à tenter de reprendre contact avec la Casa YMCA, la Casa del Migrante et l’Instituto Made Assunta, ne voulant pas désespérer trop tôt. J’ai alors sollicité le professeur Alain Musset afin qu’il puisse m’apporter son soutien auprès du Père K. par le biais d’une lettre mettant en avant l’originalité de ma démarche et la perspective comparative avec le Chili. Cependant, je me suis heurtée au silence des trois refuges qui refusaient de répondre aux mails que je leur envoyais. Mes appels téléphoniques n’ont guère plus abouti. Je me trouvais donc dans une période de stagnation de mon terrain, et me sentais gagnée par le doute. Ma tutrice mexicaine, Olga Odgers, m’a alors conseillé d’envisager d’autres villes pour poursuivre mon étude de terrain : San Luis Potosi, où la situation migratoire semble moins tendue, ou bien encore Saltillo, voire Tapachula dans une perspective comparative entre frontière nord et frontière sud du Mexique. Cependant, ces projets ne semblaient pas réalisables dans l’immédiat, mais auraient pu être considérés pour un prochain terrain de recherche, voire pour un projet de thèse.
J’élabore un protocole d’enquête en espagnol, selon le modèle d’entretien semi-directif. Voici comment il se présentait alors :
Guía de entrevistas a mujeres migrantes que están atendidas por el Instituto Madre Assunta en Tijuana
Estudio de geografia y de antropología social sobre las prácticas y las impresiones de los migrantes en situación de espera adentro de un albergue – El caso del Instituto Madre Assunta en Tijuana.
Este protocolo de encuesta se basa sobre entrevistas semiestructuradas, es decir sobre preguntas bastante abiertas, pero también sobre observaciones de las prácticas y de los desplazamientos. Las preguntas pueden ser planteadas de otra manera y en distinto orden, adecuándose a la conversación. Quisiera desarrollar una observación participante, compartiendo momentos largos con las migrantes, y haciendo actividades con ellas.
Perfil de la migrante
Estas preguntas deberían acotar las características socio-geografícas de la migrante : lugar de origen, profesión, empleo, nivel de escolaridad, edad, hijos. Lugar donde se encuentra el resto de su familia.
Trayectorias
-Los motivos de la emigración, la fecha del principio de la migración, el lugar de destino.
-Las condiciones del cruce fronterizo (los servicios o no de un pollero, que suma tenía que pagar, cuales condiciones, la ruta elegida, etc).
-Si la mujer es deportada, cuanto tiempo se quedó viviendo en Estados Unidos, en cual ciudad, y con cual pariente.
-La profesión que ejercía allá.
-Preguntas sobre los detalles a propósito de las etapas de su trayectoria desde su detención por la policía o la patrulla fronteriza.
Estas preguntas deberían permitir reconstituir la trayectoria de vida de esas mujeres pero también su movilidad espacial.
→Estas dos primeras partes pueden ser reducidas, sólo permiten constituir un perfil bastante preciso de las migrantes. Pero, se puede suprimir unas preguntas que podrían ser dolorosas para la mujer entrevistada.
Proyectos de futuro
-Sobre las perspectivas de porvenir, las expectativas a corto y largo plazo.
*A corto plazo: ¿quien van a contactar para encontrar apoyo? ¿Piensan encontrar trabajo en Tijuana antes de regresar a Estados Unidos?
*A largo plazo: regresar a Estados Unidos, reunirse con familia en México o instalarse en una ciudad fronteriza.
Prácticas socio-espaciales en situación de espera
-Prácticas sociales: las ocupaciones que las mujeres encuentran para pasar el tiempo (televisión, actividad manual…), las discusiones que tienen entre ellas, o sea los lazos de sociabilidad adentro del albergue. Abordar el tema de las redes sociales: saber si la persona tiene o no contactos en la ciudad de Tijuana, o en otra parte de la región fronteriza.
-Prácticas espaciales: en qué lugares particulares les gustan quedarse, cuales son sus desplazamientos en la ciudad durante el día.
Experiencias e impresiones
-sobre su sensibilidad a propósito de la espera: qué sentimiento se destaca más, el miedo, la vulnerabilidad, o al contrario la perseverancia y la esperanza. Qué plaza ocupa la proyección en el futuro adentro de su cotidiano en el albergue. Cuales son sus impresiones sobre los Estados Unidos (si no son deportadas, como imaginan, como se representan este país). Qué sentimientos se despiertan en ellas (por ejemplo, sentimiento de injusticia, de fatalidad…)
-en particular, los sentimientos que se refieren al espacio y al tiempo (por ejemplo, sentimiento de encerramiento, o sea de bloqueo; y sentimiento de alargamiento del tiempo). Saber si tienen sentimiento de ociosidad, y como actúan contra éste. Este estudio se enfoqua sobre las percepciones de los migrantes.
Estas dos últimas partes son las más importantes. Son las emociones que nos interesan aquí. Las preguntas son totalmente abiertas, lo que importa es la manera con la que expresan sus sentimientos, y sus representaciones.
Le 30 juillet, je retourne à la Casa YMCA après avoir appelé Uriel Gonzalez qui m’avait alors confirmé qu’il y avait au moins un jeune migrant au refuge aujourd’hui. Je mène un entretien semi-directif avec un garçon de 16 ans nommé Arturo, puis partage du temps avec lui : nous faisons notamment plusieurs parties d’échec, nous occupons du petit garçon de l’une des travailleuse sociale et regardons un film.
Voici les notes que j’ai pu prendre durant l’entretien, en suivant le protocole d’enquête que je venais d’élaborer :
Profil du migrant
-originaire de l’Etat de Oaxaca, et plus précisément du village de San Antonio, où sa mère vit encore. Il parle le mixtèque, mais maîtrise aussi très bien l’espagnol. Et peut comprendre quelques mots d’anglais. Il a un niveau brevet (fin du collège, segundaria). Arturo a deux sœurs et cinq frères, dont un plus jeune. Les autres sont plus âgés mais résident encore dans le foyer familial.
Motifs de la migration : trouver du travail et rejoindre de la famille aux Etats-Unis, son père notamment qui se trouve à Madera en Californie depuis 6 ans (ses parents sont séparés). Il a aussi un oncle à New York et une cousine en Floride. Tous les hommes de son village sont partis, les femmes doivent donc assumer toutes les tâches, même les plus difficiles.
Parcours avant la traversée de la frontière
-il part en février 2010 chercher du travail dans le DF (Mexico City). Il réside alors chez un ami dans la colonia Toluca. Il y reste trois mois. Pour trouver du travail, il se rend dans un lieu où se retrouvent demandeurs d’emploi et employeurs.
-Puis en avril 2010, il se rend à Puebla pour deux mois. Il loge dans un appartement qu’il loue. Il travaille dans la construction d’un bâtiment, il doit pour cela porter de lourds charges de béton (ou ciment). Mais ce travail est très pénible et mal payé.
-il part donc pour la ville d’Oaxaca, où il connaît des personnes. Il travaille dans le drainage, (« drenaje »), le creusement de conduites pour l’eau potable (avec des camions, des pelleteuses …) durant trois mois, jusqu’à la fin du mois d’août. Il est alors plus payé qu’à Puebla : 200 pesos par jour.
-Il quitte Oaxaca cependant pour aller à San Quintin, au Sud de Tijuana, où il a un oncle et de la famille éloignée. Il y reste jusqu’en janvier 2011. Là, il cueille des fraises sous serre en étant payé selon la quantité de fruits récoltés dans la journée. Ce travail n’est pas si pénible.
-Il retourne à San Antonio en janvier 2011, chez sa mère. Puis, il décide de se rendre à Tijuana.
La traversée de la frontière
-le trajet en autobus pour faire San Antonio – Tijuana coûte 1100 pesos, et dure deux jours et une nuit. Il arrive à Tijuana sans savoir où il dormira. En outre, il n’a pas prévenu sa mère qu’il partait, celle-ci n’aurait pas été d’accord qu’il tente la traversée de la frontière. En effet, s’il se rend à Tijuana, c’est pour aller « del otro lado ». Il dort la première nuit dans un hôtel près de la gare routière de Tijuana. Puis, le lendemain, il sympathise avec une personne qui cherche également du travail, ils se rencontrent dans un de ces lieux de mise en rapport entre employeurs et main d’œuvre. Cet homme, Jesús, est bien plus âgé : il a la quarantaine. Jesús propose à Arturo de le loger. Ensemble, ils préparent la traversée de la frontière. Jesús semble plus familier des lieux, il sait par où passer, même s’ils de disposent d’aucune carte de localisation. Arturo quand à lui n’a encore jamais tenté la traversée.
-quatre jours après son arrivée à Tijuana, soit le 28 juillet, Arturo se lance dans le Cerro, la zone montagneuse, avec Jesús, mais sans les services d’un pollero (passeur). Ils emportent avec eux des réserves en eau seulement, et partent de nuit. Arturo n’a pas d’idée précise du lieu où il veut se rendre. Il n’a pas forcément l’intention de rejoindre son père à Madera. Ils avancent sans souci, marchent à travers la montagne. Arrivés près d’une agglomération en Californie (Arturo ne se souvient plus de son nom), ils font une halte pour se reposer et se désaltérer. C’est alors qu’ils se font arrêtés par la Patrouille frontalière. Ils sont conduits dans un centre de détention pour migrants situé à proximité de la línea, la frontière.
La détention
-Les agents de police constituent un dossier pour chacun d’entre eux à partir d’un ensemble d’informations qu’ils leur demandent. Puis ils sont conduits dans une grande salle où patientent tous les migrants détenus. Là, Arturo discute avec des Guatémaltèques. Il ressent alors de la déception, de la tristesse. Mais pas tellement de peur : il connaissait les risques d’une telle aventure. Sa détention dure une journée et demie. Durant cette période, seul un repas lui est servi. Il dort sur une couchette : ce n’est pas très confortable mais rien de très éprouvant.
-Sans aucun passage devant un juge, il est reconduit ensuite à la Puerta México, un poste frontalier du côté mexicain où sont déportés tous les migrants arrêtés. Des travailleurs sociaux qui oeuvrent pour le premier soutien donné à ces « deportados » l’informent alors de l’existence de la Casa YMCA.
Le séjour dans la Casa YMCA
-Martin, l’un des travailleurs sociaux de la Casa YMCA, vient le chercher à la Puerta México avec sa camionnette, le vendredi 29 juillet, vers 22 heures. Arturo n’a donc passé qu’une nuit à la Casa YMCA au moment de l’entretien. Il semble plutôt serein, malgré les difficultés qui se présentent à lui. En effet, il ne connaît personne à Tijuana, et sa famille habite trop loin pour venir signer les documents qui doivent permettre sa sortie de la Casa YMCA. Or, ce refuge est libre d’entrée et de sortie, même si Uriel, le directeur, veille à ce que les jeunes qui transitent par là n’en ressortent pas sans alternative relativement sûre, sans projet concret. Mais Arturo est décidé à repartir dès lundi, pour chercher du travail à Tijuana, probablement dans la construction, ou ailleurs. Il ne connaît personne dans cette ville pour le moment, à part Jesús dont il a perdu le numéro de téléphone ; et il n’a que peu d’argent sur lui. Suffisamment cependant pour se payer deux ou trois nuits d’hôtel. Il reste confiant et optimiste.
Les pratiques et les sentiments liés à l’attente
-Quand je suis arrivée à la Casa YMCA, j’ai trouvé Arturo en train de lire le cahier dans lequel les jeunes migrants qui passent par ce refuge témoignent de leur expérience migratoire et de leur séjour dans la Casa YMCA. Quelques dessins figurent dans ce journal, j’en ai recopié certains dans mon cahier de note, en essayant de les imiter du mieux possible car je pense qu’ils peuvent être très signifiants en ce qui concerne la vision qu’ont ces migrants mineurs non-accompagnés de la traversée de la frontière. D’autres livres remplissent une étagère : on y trouve, à ma surprise, beaucoup de livres « savants », par exemple un ouvrage sur L’homme et l’art. Des bandes dessinées occupent tout un autre rayon. Le nombre de VHS est impressionnant (je dirais plus de 100 cassettes). Ce qui m’étonne le plus, c’est qu’elles sont toutes en anglais non sous-titré (nous avons lancé, sans les regarder, Independance day, Wild Wild West, Jurassic Park, The Mask, et Pearl Harbor, et tous étaient en américain !). Un tableau occupe toute une paroi du mur, des noms y figurent. Une télévision munie d’un lecteur de VHS trône à côté. On trouve également dans cette salle de repos un lecteur de CD, une armoire renfermant des médicaments, une étagère où s’empilent des jeux de société mal rangés et mal fermés. De quoi divertir les jeunes migrants qui ne sortent en général pas de la journée car ils ne connaissent pas suffisamment Tijuana.
-Arturo pense qu’il va finir cette journée par des lectures et par le visionnage d’une cassette vidéo. Même s’il ne comprend pas tout, les images suffisent pour faire passer le temps. Il ne semble pas très préoccupé. Il a quelques moments d’angoisse mais ce n’est pas ce qui l’emporte. Il reste motivé et s’arme de courage pour la suite. Il a pu appeler sa mère pour la rassurer.
-Nous entamons alors une partie d’échec : ni lui ni moi ne sommes des néophytes mais nous connaissons tout de même les règles. Il se concentre avec une très grande rapidité et gagne la première partie avec un avantage indéniable. Je me reprends au cours de la deuxième partie et parviens à le mettre en difficulté. J’emporte cette seconde manche. Je suis contente que le contact passe si bien avec lui, nous évoquons ensemble les diverses stratégies possibles, il semble plus perspicace que moi. Il gagne la troisième partie. Jordan, le fils de Don Bernabe, l’un des travailleurs sociaux, âgé tout juste de quatre ans, vient s’amuser à côté de nous. Il nous demande de jouer au Puissance 4 avec lui. Quand je lui parle, il fait semblant de ne pas me comprendre, et me provoque pour que je m’intéresse à lui. Il nous fait une frayeur en tentant de récupérer le bouchon de son feutre, tombé du haut des escaliers, en escaladant la rambarde du balcon. Mais sa mère vient peu de temps après le récupérer.
-Arturo dessine un plan de la Casa YMCA, il a une très bonne orientation dans l’espace et son coup de crayon est assuré. Le refuge qu’il dessine est ceint d’une double barrière.
-En partant, il me souhaite bonne chance pour la suite de mes recherches. Je lui souhaite beaucoup de courage pour la suite de son parcours.
-Il n’a pas su lui-même très bien me décrire ses impressions liées à l’attente. Je pense que pour les jeunes personnes, ce n’est pas évident d’exprimer ce genre de choses. J’espère que les femmes migrantes développeront davantage cet aspect de leur expérience.
Mon arrivée à Tijuana depuis l’aéroport de San Diego
Après 15 heures de vol, et avec un décalage horaire de 9 heures, j'atterris à San Diego : il est 18h15. Mon passage à la douane frontalière américaine s'éternise. L'agent de police trouve suspect qu'une française se rende seule à Tijuana, pour une durée de trois mois, et traverse la frontière dans la foulée, de nuit. Il me pose une série de questions, variées: il me demande par exemple de lui confirmer l'année et le lieu de ma naissance, de lui indiquer l'endroit où j'ai appris l'espagnol, de préciser quelles études je fais, et dans quelle ville. Il tente de m'intimider en faisant mine de ne pas me reconnaître sur la photo de mon passeport! Au bout d'un bon quart d'heure, il me laisse finalement passer, en me donnant tout un tas de recommandations. Dehors, un grain semble venir de l'océan, l'horizon est opaque. La baie de San Diego, et son arsenal sont recouverts d'une brume épaisse.
Je prends le bus vers Broadway Street, puis le Trolley en direction de San Ysidro. Durant toute la deuxième partie du trajet, toutes les conversations autour de moi se font en espagnol. Ce sont sans doute des "commuters", des mexicains qui traversent la frontière quotidiennement pour venir travailler aux Etats-Unis. Il est 20h30 quand j'arrive au niveau du pont qui permet de passer au-dessus d'une voie rapide, la nuit est désormais tombée. La police frontalière mexicaine, présente au niveau des tourniquets métalliques qui symbolisent la porte d'entrée du Mexique, ne procède à aucun contrôle d'identité. Je poursuis mon chemin, à la recherche d'un taxi. Je ne tarde pas à en trouver un : les taxistas sont à l'affût des touristes. J'embarque dans l'un des véhicules en direction de Playas de Tijuana. Les routes grimpantes sont semées de nids de poule. Et le nom des rues n’est pas toujours indiqué, nous tournons un peu avant de trouver l’immeuble où je vais loger. Jesus, le propriétaire de mon appartement qui m’attendait, me fait visiter les lieux. Je me sens un peu seule dans ce grand appartement... Julie, ma colocataire française, n'arrivera que le 5 juillet.
Trois semaines passées au Colegio de la Frontera Norte
Le lendemain matin, Jesus me conduit en voiture au Colegio de la Frontera Norte, l'institut de recherche qui me reçoit pour mon terrain. L'endroit est bien gardé, tous les bâtiments sont surveillés. Le midi, je rencontre un chercheur de San Francisco, Nathan Jones, qui travaille sur l’un des cartels les plus puissants à Tijuana, nommé « Felix ». Il me présente ensuite à trois amies chercheuses, dont l'une, Marie Carmen Macías, se trouve être une géographe française dont j'avais entendu parlée. J’apprends par la suite que l’une d’entre elles était Marie-Laure Coubès, la coordinatrice de l’EMIF Nord. L'après-midi, je discute avec la troisième d’entre elles, Maria Dolores Paris Pombo, spécialiste des migrations entre le Mexique et les Etats-Unis. Elle me donne alors plusieurs contacts: avec la Casa del Migrante de Tijuana, la Casa YMCA pour les migrants mineurs, et l'Instituto Madre Assunta, pour les femmes migrantes. Elle me parle également des centres de détention en Californie, et pense qu'il serait vraiment intéressant dans le cadre de mes recherches que je parvienne à mener une étude sur ce sujet. Je rencontre par hasard Peter Müller, l’un de ses étudiants qui travaille sur la défense des droits des migrants, et qui pourra m'aider à m'insérer dans certains centres d'hébergement pour migrants.
Les trois premières semaines que j’ai passées à Tijuana ont constitué un temps de familiarisation avec cette ville et l’institut de recherche qui m’accueillait. Je me suis rendue tous les jours au Colegio de la frontera Norte afin d’étudier dans la bibliothèque Bustamante, et d’assister à certains séminaires et rencontrer des étudiants travaillant sur des thèmes proches du mien. J’ai pu lire des ouvrages que je ne trouvais pas en France, notamment, Economía política de la nostalgia de Shinji Hirai, mais aussi des ouvrages rassemblant des récits et témoignages de la migration (narrativas de vida, Experiencias migratorias récoltées lors de concours organisés par le CONAPO et le gouvernement mexicain en 2008 et 2010). Je me suis également penchée sur les travaux de Jorge Bustamante, fondateur du Colef, et en particulier sur Cruzar la línea , où le sociologue met en pratique l’observation participante en se mettant dans la peau d’un migrant clandestin et en traversant illégalement la frontière. J’ai également découvert l’un des derniers travaux de l’anthropologue Federico Besserer (2004) portant sur la topographie de la communauté transnationale des Mexicains. En outre, j’ai pu consulter des périodiques portant sur la frontière Nord, et me suis penchée par exemple sur la lecture d’un article de Claudia Carolina Zamorano Villarreal, « Ser inmigrante en Ciudad Juarez. Itinerarios residenciales en tiempos de maquila » . J’ai également pu participer à quatre séminaires au sein du Colef. Je me suis en effet rendue à une journée d’étude le 30 juin portant sur « La marque des drogues : caractéristiques des usagers, stigmates sociaux et violence ». J’ai également assisté à un séminaire sur « les écueils de la méthodologie ethnographique » donné par un chercheur du Texas, Christian Zbininski. Puis, je me suis rendue à une journée d’étude consacrée au lien entre « migrations du travail, crise internationale et vulnérabilité sociale : perspectives comparées », au cours de laquelle intervenait Jorge Bustamante. Sa présentation était intitulée « La responsabilidad patrimonial de Estado y los Derechos Humanos de los migrantes ». Ce sociologue prône en effet l’application de réformes bilatérales en ce qui concerne la régulation des migrations, et présente une vision pessimiste de la situation qui selon lui va « de mal en peor » (titre d’un article paru le 6 juin 2011 ), à cause en grande partie d’une recrudescence de la violence qui s’incarne dans les agents de l’ICE. Il parle de « responsabilité patrimoniale de l’Etat » dans le sens où celui-ci a le monopole du recours à la force pour faire respecter la loi, la force passant par la police. Enfin, j’ai pu assister à la présentation des nouvelles données récoltées par l’EMIF Nord Cette enquête s’effectue depuis 1998 à Tijuana, Mexicali et Nogales et depuis 2001, à Altar, et actuellement dans 15 localités. Elle met par exemple en évidence le fait que les migrants font de plus en plus appel aux services d’un coyote (81% des migrants s’en passaient en 2000, contre seulement 47% en 2010).
L’un des obstacles majeurs auquel je me suis heurtée : les changements du contexte migratoire en Californie US et en Basse-Californie mexicaine
Alors que les flux migratoires vers les Etats-Unis ont augmenté de manière constante ces cinquante dernières années, la législation en matière de contrôle de l’immigration aux Etats-Unis ne cesse de se renforcer, notamment depuis 1986 (entrée en vigueur de l’Immigration Reform and Control Act, IRCA). La « línea », ou ligne frontalière, devient de plus en plus difficile et périlleuse à franchir, en particulier au niveau de Tijuana depuis 1994 et l’application de la loi Guardian en Californie. Cet élément de législation a ainsi conduit les routes migratoires à se déplacer plus à l’Est, vers les zones montagneuses (appelées « Cerro ») aux alentours de Tijuana, Tecate, Mexicali ou Altar dans le désert du Sonora.
Jusque dans les années 1990-2000, Tijuana constituait selon Olivia Ruiz (1998) « un carrefour, un lieu de résidence temporaire pour ceux qui attendent des opportunités d’emploi du côté des EU » (p.198). J. Pavageau (1995) explique par exemple le passage des Michoanèques à Tijuana au cours de leur parcours migratoire par le fait que cette ville constitue une « une zone de transit, une véritable salle d’attente pour la migration clandestine », mais aussi par « la présence de maquiladoras qui emploient principalement une population active féminine » (p.46). Cependant, la loi Guardian passée en 1994 en Californie renforce le dispositif de sécurité et de protection de la frontière entre Etats-Unis et Mexique. De moins en moins de migrants tentent alors la traversée par cette région frontalière, les routes migratoires se sont déplacées plus à l’Est du pays, vers le Sonoro et les alentours d’El Sasabe par exemple, ou Agua Prieta. Tijuana voit passer désormais plus de « deportados » que de migrants en transit. Le Père K., directeur de la Casa del Migrante de Tijuana, expose les raisons et les caractéristiques du « changement dans le profil des migrants reçus » au sein de son refuge dans un article récent de la revue Migrantes (2010). Selon lui, l’inflexion a lieu en 2005-2006. En effet, alors qu’en 2005 les « deportados » sont encore minoritaires dans son refuge (43%), ils représentent 9/10 du total des migrants en 2009 (soit 10 500 personnes).
Le Père K. et U. G., les directeurs de la Casa del Migrante et de la Casa YMCA (nous reviendrons sur ces refuges plus loin) m’ont conseillé d’adapter mes protocoles d’enquête à ce nouveau phénomène migratoire.
Je me suis heurtée également à une autre difficulté : l’impossibilité de localiser les migrants installés dans la ville de Tijuana par quartiers et de les rencontrer. Ces migrants seraient comme « invisibles », car trop épars, ou résidents dans des quartiers trop dangereux de la ville.
Cette période d’adaptation m’a permis aussi d’entrer en contact avec diverses personnes susceptibles de m’aider dans mes recherches de terrain. J’ai ainsi pu discuter avec María Dolores París, Luís Escala, Rafael Alarcón et Marie-Laure Coubès, responsable de l’enquête EMIF sur les migrations à la frontière nord du Mexique. Ma tutrice Olga Odgers m’a beaucoup soutenue et appuyée dans mes démarches. Elle m’a en outre donné de nombreux conseils pour organiser mon terrain et centrer mon objet de recherche. Nous en sommes venues à délimiter mon sujet et à le restreindre à l’attente des migrants dans les territoires particuliers que constituent les refuges. J’ai par ailleurs eu l’opportunité de discuter avec des étudiants en master et en doctorat au Colef, dont les sujets de recherche sont en lien avec les migrations. J’ai également rencontré une étudiante américaine en master à l’université de San Diego qui étudiait les violations des droits des migrants. Durant ces premières semaines, j’ai également pris contact avec les principaux refuges de Tijuana (la Casa YMCA, la Casa del Migrante et l’Instituto Madre Assunta) mais me suis heurtée à la lenteur ou à l’absence de réponses tout d’abord. J’ai tout de même pu rencontrer deux directeurs de refuge (U. G. de la Casa YMCA et le Padre K. de la Casa del Migrante). Enfin, j’ai eu la chance de rencontrer une photographe espagnole ainsi qu’une journaliste italienne au cours de mon séjour. Cependant, je n’ai pas pu discuter comme il était prévu avec le Jeune réalisateur mexicain Juan Manuel Sepúlveda, auteur du film documentaire La frontière infinie portant sur la traversée du Mexique par des migrants centraméricains voulant se rendre aux Etats-Unis. En effet, Juan Manuel Sepúlveda a dû annuler notre rendez-vous du fait d’un changement dans les dates de son voyage au Guatemala destiné à présenter son nouveau film.
Localisation des trois principaux refuges à Tijuana
Ma rencontre avec le directeur de la Casa YMCA
La Casa YMCA de Tijuana: (pour plus de détails, voir les rapports complets) refuge pour migrants mineurs, soit âgés de moins de 18 ans. Capacité d’accueil de 20 migrants, filles et garçons. Durée maximum de séjour : une semaine. 78% d’entre eux ont entre 16 et 17 ans. Ils appartiennent principalement à une classe moyenne basse voire populaire, d’origine rurale ou de zones urbaines marginales. En 2010, 863 mineurs ont été hébergés par la Casa YMCA de Tijuana contre 2890 en 2005 ; durée moyenne du séjour : 4 jours. Nombre moyen de jeunes hébergés par jour : 7. Il est important de noter qu’en 2011, cette moyenne baisse significativement. Ce sont moins souvent des migrants ayant déjà vécu aux Etats-Unis que des migrants de passage venant de se faire arrêter au cours de leur première tentative de passage (567 migrants sur 863). Le rapport décrit tous les types de risques auxquels sont soumis les migrants au cours de la route migratoire, durant le voyage, dans les villes frontalières, durant la traversée de la frontière, durant la période de détention. Les risques lorsqu’ils se rendent au consulat, à l’INM (Institut National de Migration), ou au DIF (Développement Intégral de la Famille).
Après un week-end de visites improvisées dans la ville de Tijuana et près du mur au niveau de la frontière, j’ai rendez-vous à 15h le mardi 2 juillet avec U. G., le directeur de la Casa YMCA pour migrants mineurs, située à l'opposé de Playas de Tijuana, dans la Zone Est. Je prends un premier taxi collectif jusqu’à la Zone Centre, cœur touristique de la ville. Il me faut trouver maintenant un autre taxi pour me rendre au centre commercial de la Plaza Río. J’avais repéré ce week-end l’endroit par lequel transitent ces véhiculent. Je me dirige donc sans hésitation dans les rues colorées et animées du quartier. Je me familiarise, seule, mais assez rapidement, avec les modes de déplacement locaux. Je fais une halte dans un Calimax où j’achète de quoi me désaltérer. Le soleil, que le brouillard n’a découvert que vers midi, tape maintenant avec vigueur. Heureusement, l’air du large temporise la chaleur. Après 20 minutes de marche le long des voies rapides, je trouve le refuge. Il fait face à un imposant hôtel dont le bâti tente de se conformer à l’architecture andalouse. J’ai plus d’une demi-heure d’avance sur l’heure fixée. J’entre quand même dans le refuge pour mineurs.
Un homme posté devant son ordinateur me souhaite la bienvenue, et m’invite à patienter dans la salle principale. Celle-ci semble faire office à la fois de cuisine, de salle à manger et de salle de divertissement. On y trouve en effet une télé ainsi qu’une table où sont disposés livres et jeux de société. Je prends note des détails observables, et remarque tout d’abord la curieuse absence d’adolescents. Seul un homme qui semble faire partie de l’équipe de la Casa YMCA s’affaire dans le coin cuisine, à nettoyer la table et faire la vaisselle. Je me plonge alors dans la lecture d’un journal local acheté en chemin : La Frontera, diario independiente de Tijuana. Un article sur l’abus d’autorité de la police dans les centres de détention pour migrants attire particulièrement mon attention.
L’entrevue avec U. G. se fait dans cette même salle. Il me demande tout d’abord de détailler mon sujet d’étude et de lui expliquer comment je compte mener mes recherches durant les trois prochains mois. Mon espagnol s’améliore quelque peu. Je ne perds pas une miette de l’explication qu’il me donne sur le fonctionnement du centre d'hébergement. Et j'ai l'impression que mon phrasé espagnol se fait plus fluide. Mon interlocuteur m’apprend que l’arrivée de migrants mineurs à la Casa YMCA est devenue de plus en plus rare ces derniers temps. Hier, les trois seuls adolescents qui étaient de passage ici sont retournés dans leur ville d’origine. Les propos d’U. G. vont dans le même sens que ceux de María Dolores París et d’Olga Odgers. Tijuana n’est plus une ville d’attente pour les migrants à destination des Etats-Unis. Le passage à ce niveau de la frontière est devenu quasiment impossible.
Les nouvelles voies de traversées se trouvent aujourd’hui plus à l’Est, vers le Cerro (zone montagneuse) et au niveau du désert du Sonora. Autre obstacle à mes recherches : l’étude de l’installation temporaire des migrants dans la ville sera très certainement difficile à mener. Je vais tenter d’obtenir des données démographiques à ce sujet, notamment en contactant l’une des chercheuses de l’EMIF, l’Enquête sur les Migrations à la Frontière Nord du Mexique, menée au Colef.
Au cours de ma discussion avec U. G., le téléphone sonne. On nous annonce la « déportation » (ou détention et reconduite à la frontière, selon la terminologie française) d’un jeune homme de 17 ans, originaire du Michoacán. J’accompagne alors Martin, l’homme qui travaillait sur un ordinateur, pour récupérer cet adolescent à la DIF, une infrastructure sociale qui promeut le Développement « Intégral » de la Famille en accueillant des migrants expulsés. Ce noeud de transit migratoire se trouve dans une zone très excentrée de la ville. A notre arrivée, un homme amputé d’un de ses bras patiente dans une salle d’attente. Un père de famille signe des papiers pour laisser sortir son fils dont la tentative de traversée de la frontière vient d’échouer. Le jeune michoacano que nous venons chercher se présente : il s’appelle lui aussi Martín. A son cou pendent deux croix chrétiennes ; ses cheveux mi-longs sont plaqués en arrière, recouverts d’une couche de gel. Durant le trajet du retour, il contacte ses cousins qui vivent à San Diego afin qu’ils viennent le récupérer à la Casa YMCA. En effet, les migrants mineurs ne repartent que lorsque des parents, plus ou moins proches, viennent signer une décharge. Or quand nous arrivons à la Casa YMCA, les deux cousins de Martín, déjà sur place, finissent de remplir les dossiers nécessaires. Ils repartent tous trois aussitôt. Martín en est à sa troisième arrestation par la Patrouille frontalière. Il semble cependant déterminé à ne pas abandonner de si tôt son projet: rejoindre son frère et ses cousins en Californie, et y trouver du travail.
Ma rencontre avec le Père K. de la Casa del Migrante
La Casa del Migrante de Tijuana : en 2010, 10 300 migrants ont été hébergés. 350 d’entre eux ont reçu une aide économique pour retourner dans leur région d’origine au Mexique, 1600 d’entre eux ont eu recours au DIF pour obtenir une identification temporaire. Chaque jour, ce sont 120 migrants en moyenne qui sont hébergés. Durée limite de séjour : 12 jours pour le premier séjour, puis 6 pour le deuxième, 3 pour le troisième. 90% des migrants sont des déportés. L’inflexion a lieu en 2005-2006. En effet, alors qu’en 2005 les « deportados » sont encore minoritaires dans son refuge (43%), ils représentent 9/10 du total des migrants en 2009 (soit 10 500 personnes) ; et en 2010, 9450 « deportados » sur 10299 migrants. Ces migrants vivaient aux Etats-Unis depuis plus de 6 ans dans 58% des cas et plus d’un an dans 94% des cas. Ils se sont faits arrêtés au cours de contrôles routiers dans 36% des cas, et au cours d’une inspection de police routinière dans 27% des cas. 38% d’entre eux ont entre 26 et 35 ans, et 25% entre 18 et 25 ans.
Le samedi 2 juillet, je décide de me rendre à la Casa del Migrante sans prendre rendez-vous du fait de l’absence de réponse : je tente d’y aller au culot. Comme pour la Casa YMCA, je repère le trajet sur la carte. Je décide de faire une grande partie du trajet à pied depuis Plaza Rio : je traverse pour cela le canal du Rio Tijuana, puis entame la longue ascension d’une colline en passant par des zones en friche.
Après une demi-heure de marche, j’arrive à la Casa del Migrante dans la Colonia Postal. Je demande d’abord à voir le Frère William, mais celui-ci ne veut pas s’engager à me donner plus d’informations que les brochures et la revue publiées par la congrégation. Il me demande de bien respecter le protocole et d’attendre d’obtenir un rendez-vous avec le Père K., le directeur. Il imprime une liste des autres refuges qu’il connaît et me parle du fonctionnement de la Casa del Migrante de Tijuana. Le refuge reçoit dans l’après-midi des dons d’habits apportés par de jeunes volontaires. Je retourne bredouille chez moi.
Cependant, quatre jours plus tard, le mercredi 6 juillet, je réussis à obtenir un rendez-vous avec le Père Kendzierski, après deux semaines de tentatives vaines. Je me rends au refuge en bus cette fois-ci car la chaleur est étourdissante. Le Père K. a fixé le rendez-vous à 16h. En attendant, je fais la connaissance d’une bénévole italienne qui est ici depuis 5 mois, et qui repart le mois prochain. Lorsque j’entre dans le refuge, des migrants entrent aussi et présentent une fiche de la Casa del Migrante avec identité et date d’entrée dans le refuge. L’italienne leur indique le nombre de nuits qu’ils pourront encore passer dans ce refuge. Puis le Père K. me fait entrer dans son bureau : il est nonchalant, son débit de paroles est lent, ce qui me rassure pour la bonne compréhension de ses propos. Il oriente la discussion sur les changements du contexte migratoire et insiste sur les tensions actuelles entre les refuges pour migrants et les forces de l’ordre. Il finit par me dire qu’il n’accepte plus d’étudiants au sein du refuge, seulement des journalistes car ces derniers divulgueraient des informations concernant l’action menée par les Scalabrinis plus rapidement. S’il acceptait que je vienne mener mon étude dans la Casa del Migrante, il y aurait chaque jour une dizaine de chercheurs qui viendraient mener leur propre enquête, et cela serait ingérable. J’insiste cependant en proposant mon aide en tant que bénévole, ou en tant que possible animatrice d’ateliers. Mais le Père K. reste impassible et refuse tout en bloc. J’éprouve alors un fort sentiment de découragement.
Le Père K. me permet toutefois de rester une partie de l’après-midi dans le refuge si je le souhaite. Je commence alors à discuter avec certains des migrants assis dans le patio central, dans une posture d’attente flagrante. Je pose des questions à trois d’entre eux mais n’ai pas le cœur à mener de véritables entretiens structurés : Christian (54 ans, vivait en Californie depuis 23 ans, originaire du Guerrero), Cristobal (18 ans, vivait à Los Angeles depuis 3 ans, originaire du Guanajuato), Carlos (24 ans, vivait à San Francisco depuis 12 ans, dans le refuge depuis 1 semaine). Deux plus jeunes ont déjà fait de la prison, Cristobal un an (à 17 ans), Carlos trois ans (d’abord deux ans puis 1 an). Christian me confie qu’il ressent beaucoup de peur, notamment de la crainte en ce qui concerne la recherche d’un emploi à Tijuana. Je dîne avec les migrants, après la prière, des bénévoles servent un repas menu mais équilibré. Un migrant vient d’arriver vers 19h, son sac sur le dos, le regard dans le vide, fixé sur un point droit devant.
Une journée à Mexicali
Le jeudi 7 juillet, je me rends avec Maria Dolores Paris Pombo en voiture jusqu’à Mexicali. Nous devons y retrouver José Moreno Mena, le responsable de la Coalicion Pro Defensa del Migrante. Nous arrivons vers 10h, puis visitons des modules frontaliers près de la guérite. Ces modules permettent aux migrants qui viennent de se faire expulser des Etats-Unis de se désaltérer et de se restaurer avant d’obtenir une situation plus stable. L’extrême chaleur (48°C) réduit ma concentration, je lutte pour ne pas tomber parfois. Nous visitons ensuite deux refuges pour migrants : l’Albergue juvenil del Desierto et la Casa Mana. Le premier refuge accueille des migrants mineurs et les femmes migrantes qui sont avec des enfants. La Casa Mana quant à elle ne reçoit que des hommes migrants et ne sert que deux repas par jour. Elle n’héberge qu’une dizaine de migrants pour la nuit à cause de la petite taille de ces locaux. Au retour, nous passons par la Rumorosa, paysage montagneux. Mais aussi lieu de passage des migrants clandestins pour rejoindre les Etats-Unis. Lieu très dangereux car de nombreux bandits y rodent et attaquent les migrants vulnérables.
Après ces trois premières semaines passées à Tijuana, je me suis rendue dans la ville de México pour deux semaines. J’ai eu l’occasion de visiter cette capitale que je ne connaissais pas encore, et d’acquérir une meilleure connaissance des pratiques alimentaires mexicaines, ainsi que de préciser un peu ma géographie du Sud du Mexique au cours d’un petit voyage en bus. Enrichissement personnel au sujet de l’histoire et de la culture. Puis, de retour à Tijuana, j’ai passé une semaine à tenter de reprendre contact avec la Casa YMCA, la Casa del Migrante et l’Instituto Made Assunta, ne voulant pas désespérer trop tôt. J’ai alors sollicité le professeur Alain Musset afin qu’il puisse m’apporter son soutien auprès du Père K. par le biais d’une lettre mettant en avant l’originalité de ma démarche et la perspective comparative avec le Chili. Cependant, je me suis heurtée au silence des trois refuges qui refusaient de répondre aux mails que je leur envoyais. Mes appels téléphoniques n’ont guère plus abouti. Je me trouvais donc dans une période de stagnation de mon terrain, et me sentais gagnée par le doute. Ma tutrice mexicaine, Olga Odgers, m’a alors conseillé d’envisager d’autres villes pour poursuivre mon étude de terrain : San Luis Potosi, où la situation migratoire semble moins tendue, ou bien encore Saltillo, voire Tapachula dans une perspective comparative entre frontière nord et frontière sud du Mexique. Cependant, ces projets ne semblaient pas réalisables dans l’immédiat, mais auraient pu être considérés pour un prochain terrain de recherche, voire pour un projet de thèse.
J’élabore un protocole d’enquête en espagnol, selon le modèle d’entretien semi-directif. Voici comment il se présentait alors :
Guía de entrevistas a mujeres migrantes que están atendidas por el Instituto Madre Assunta en Tijuana
Estudio de geografia y de antropología social sobre las prácticas y las impresiones de los migrantes en situación de espera adentro de un albergue – El caso del Instituto Madre Assunta en Tijuana.
Este protocolo de encuesta se basa sobre entrevistas semiestructuradas, es decir sobre preguntas bastante abiertas, pero también sobre observaciones de las prácticas y de los desplazamientos. Las preguntas pueden ser planteadas de otra manera y en distinto orden, adecuándose a la conversación. Quisiera desarrollar una observación participante, compartiendo momentos largos con las migrantes, y haciendo actividades con ellas.
Perfil de la migrante
Estas preguntas deberían acotar las características socio-geografícas de la migrante : lugar de origen, profesión, empleo, nivel de escolaridad, edad, hijos. Lugar donde se encuentra el resto de su familia.
Trayectorias
-Los motivos de la emigración, la fecha del principio de la migración, el lugar de destino.
-Las condiciones del cruce fronterizo (los servicios o no de un pollero, que suma tenía que pagar, cuales condiciones, la ruta elegida, etc).
-Si la mujer es deportada, cuanto tiempo se quedó viviendo en Estados Unidos, en cual ciudad, y con cual pariente.
-La profesión que ejercía allá.
-Preguntas sobre los detalles a propósito de las etapas de su trayectoria desde su detención por la policía o la patrulla fronteriza.
Estas preguntas deberían permitir reconstituir la trayectoria de vida de esas mujeres pero también su movilidad espacial.
→Estas dos primeras partes pueden ser reducidas, sólo permiten constituir un perfil bastante preciso de las migrantes. Pero, se puede suprimir unas preguntas que podrían ser dolorosas para la mujer entrevistada.
Proyectos de futuro
-Sobre las perspectivas de porvenir, las expectativas a corto y largo plazo.
*A corto plazo: ¿quien van a contactar para encontrar apoyo? ¿Piensan encontrar trabajo en Tijuana antes de regresar a Estados Unidos?
*A largo plazo: regresar a Estados Unidos, reunirse con familia en México o instalarse en una ciudad fronteriza.
Prácticas socio-espaciales en situación de espera
-Prácticas sociales: las ocupaciones que las mujeres encuentran para pasar el tiempo (televisión, actividad manual…), las discusiones que tienen entre ellas, o sea los lazos de sociabilidad adentro del albergue. Abordar el tema de las redes sociales: saber si la persona tiene o no contactos en la ciudad de Tijuana, o en otra parte de la región fronteriza.
-Prácticas espaciales: en qué lugares particulares les gustan quedarse, cuales son sus desplazamientos en la ciudad durante el día.
Experiencias e impresiones
-sobre su sensibilidad a propósito de la espera: qué sentimiento se destaca más, el miedo, la vulnerabilidad, o al contrario la perseverancia y la esperanza. Qué plaza ocupa la proyección en el futuro adentro de su cotidiano en el albergue. Cuales son sus impresiones sobre los Estados Unidos (si no son deportadas, como imaginan, como se representan este país). Qué sentimientos se despiertan en ellas (por ejemplo, sentimiento de injusticia, de fatalidad…)
-en particular, los sentimientos que se refieren al espacio y al tiempo (por ejemplo, sentimiento de encerramiento, o sea de bloqueo; y sentimiento de alargamiento del tiempo). Saber si tienen sentimiento de ociosidad, y como actúan contra éste. Este estudio se enfoqua sobre las percepciones de los migrantes.
Estas dos últimas partes son las más importantes. Son las emociones que nos interesan aquí. Las preguntas son totalmente abiertas, lo que importa es la manera con la que expresan sus sentimientos, y sus representaciones.
Le 30 juillet, je retourne à la Casa YMCA après avoir appelé Uriel Gonzalez qui m’avait alors confirmé qu’il y avait au moins un jeune migrant au refuge aujourd’hui. Je mène un entretien semi-directif avec un garçon de 16 ans nommé Arturo, puis partage du temps avec lui : nous faisons notamment plusieurs parties d’échec, nous occupons du petit garçon de l’une des travailleuse sociale et regardons un film.
Voici les notes que j’ai pu prendre durant l’entretien, en suivant le protocole d’enquête que je venais d’élaborer :
Profil du migrant
-originaire de l’Etat de Oaxaca, et plus précisément du village de San Antonio, où sa mère vit encore. Il parle le mixtèque, mais maîtrise aussi très bien l’espagnol. Et peut comprendre quelques mots d’anglais. Il a un niveau brevet (fin du collège, segundaria). Arturo a deux sœurs et cinq frères, dont un plus jeune. Les autres sont plus âgés mais résident encore dans le foyer familial.
Motifs de la migration : trouver du travail et rejoindre de la famille aux Etats-Unis, son père notamment qui se trouve à Madera en Californie depuis 6 ans (ses parents sont séparés). Il a aussi un oncle à New York et une cousine en Floride. Tous les hommes de son village sont partis, les femmes doivent donc assumer toutes les tâches, même les plus difficiles.
Parcours avant la traversée de la frontière
-il part en février 2010 chercher du travail dans le DF (Mexico City). Il réside alors chez un ami dans la colonia Toluca. Il y reste trois mois. Pour trouver du travail, il se rend dans un lieu où se retrouvent demandeurs d’emploi et employeurs.
-Puis en avril 2010, il se rend à Puebla pour deux mois. Il loge dans un appartement qu’il loue. Il travaille dans la construction d’un bâtiment, il doit pour cela porter de lourds charges de béton (ou ciment). Mais ce travail est très pénible et mal payé.
-il part donc pour la ville d’Oaxaca, où il connaît des personnes. Il travaille dans le drainage, (« drenaje »), le creusement de conduites pour l’eau potable (avec des camions, des pelleteuses …) durant trois mois, jusqu’à la fin du mois d’août. Il est alors plus payé qu’à Puebla : 200 pesos par jour.
-Il quitte Oaxaca cependant pour aller à San Quintin, au Sud de Tijuana, où il a un oncle et de la famille éloignée. Il y reste jusqu’en janvier 2011. Là, il cueille des fraises sous serre en étant payé selon la quantité de fruits récoltés dans la journée. Ce travail n’est pas si pénible.
-Il retourne à San Antonio en janvier 2011, chez sa mère. Puis, il décide de se rendre à Tijuana.
La traversée de la frontière
-le trajet en autobus pour faire San Antonio – Tijuana coûte 1100 pesos, et dure deux jours et une nuit. Il arrive à Tijuana sans savoir où il dormira. En outre, il n’a pas prévenu sa mère qu’il partait, celle-ci n’aurait pas été d’accord qu’il tente la traversée de la frontière. En effet, s’il se rend à Tijuana, c’est pour aller « del otro lado ». Il dort la première nuit dans un hôtel près de la gare routière de Tijuana. Puis, le lendemain, il sympathise avec une personne qui cherche également du travail, ils se rencontrent dans un de ces lieux de mise en rapport entre employeurs et main d’œuvre. Cet homme, Jesús, est bien plus âgé : il a la quarantaine. Jesús propose à Arturo de le loger. Ensemble, ils préparent la traversée de la frontière. Jesús semble plus familier des lieux, il sait par où passer, même s’ils de disposent d’aucune carte de localisation. Arturo quand à lui n’a encore jamais tenté la traversée.
-quatre jours après son arrivée à Tijuana, soit le 28 juillet, Arturo se lance dans le Cerro, la zone montagneuse, avec Jesús, mais sans les services d’un pollero (passeur). Ils emportent avec eux des réserves en eau seulement, et partent de nuit. Arturo n’a pas d’idée précise du lieu où il veut se rendre. Il n’a pas forcément l’intention de rejoindre son père à Madera. Ils avancent sans souci, marchent à travers la montagne. Arrivés près d’une agglomération en Californie (Arturo ne se souvient plus de son nom), ils font une halte pour se reposer et se désaltérer. C’est alors qu’ils se font arrêtés par la Patrouille frontalière. Ils sont conduits dans un centre de détention pour migrants situé à proximité de la línea, la frontière.
La détention
-Les agents de police constituent un dossier pour chacun d’entre eux à partir d’un ensemble d’informations qu’ils leur demandent. Puis ils sont conduits dans une grande salle où patientent tous les migrants détenus. Là, Arturo discute avec des Guatémaltèques. Il ressent alors de la déception, de la tristesse. Mais pas tellement de peur : il connaissait les risques d’une telle aventure. Sa détention dure une journée et demie. Durant cette période, seul un repas lui est servi. Il dort sur une couchette : ce n’est pas très confortable mais rien de très éprouvant.
-Sans aucun passage devant un juge, il est reconduit ensuite à la Puerta México, un poste frontalier du côté mexicain où sont déportés tous les migrants arrêtés. Des travailleurs sociaux qui oeuvrent pour le premier soutien donné à ces « deportados » l’informent alors de l’existence de la Casa YMCA.
Le séjour dans la Casa YMCA
-Martin, l’un des travailleurs sociaux de la Casa YMCA, vient le chercher à la Puerta México avec sa camionnette, le vendredi 29 juillet, vers 22 heures. Arturo n’a donc passé qu’une nuit à la Casa YMCA au moment de l’entretien. Il semble plutôt serein, malgré les difficultés qui se présentent à lui. En effet, il ne connaît personne à Tijuana, et sa famille habite trop loin pour venir signer les documents qui doivent permettre sa sortie de la Casa YMCA. Or, ce refuge est libre d’entrée et de sortie, même si Uriel, le directeur, veille à ce que les jeunes qui transitent par là n’en ressortent pas sans alternative relativement sûre, sans projet concret. Mais Arturo est décidé à repartir dès lundi, pour chercher du travail à Tijuana, probablement dans la construction, ou ailleurs. Il ne connaît personne dans cette ville pour le moment, à part Jesús dont il a perdu le numéro de téléphone ; et il n’a que peu d’argent sur lui. Suffisamment cependant pour se payer deux ou trois nuits d’hôtel. Il reste confiant et optimiste.
Les pratiques et les sentiments liés à l’attente
-Quand je suis arrivée à la Casa YMCA, j’ai trouvé Arturo en train de lire le cahier dans lequel les jeunes migrants qui passent par ce refuge témoignent de leur expérience migratoire et de leur séjour dans la Casa YMCA. Quelques dessins figurent dans ce journal, j’en ai recopié certains dans mon cahier de note, en essayant de les imiter du mieux possible car je pense qu’ils peuvent être très signifiants en ce qui concerne la vision qu’ont ces migrants mineurs non-accompagnés de la traversée de la frontière. D’autres livres remplissent une étagère : on y trouve, à ma surprise, beaucoup de livres « savants », par exemple un ouvrage sur L’homme et l’art. Des bandes dessinées occupent tout un autre rayon. Le nombre de VHS est impressionnant (je dirais plus de 100 cassettes). Ce qui m’étonne le plus, c’est qu’elles sont toutes en anglais non sous-titré (nous avons lancé, sans les regarder, Independance day, Wild Wild West, Jurassic Park, The Mask, et Pearl Harbor, et tous étaient en américain !). Un tableau occupe toute une paroi du mur, des noms y figurent. Une télévision munie d’un lecteur de VHS trône à côté. On trouve également dans cette salle de repos un lecteur de CD, une armoire renfermant des médicaments, une étagère où s’empilent des jeux de société mal rangés et mal fermés. De quoi divertir les jeunes migrants qui ne sortent en général pas de la journée car ils ne connaissent pas suffisamment Tijuana.
-Arturo pense qu’il va finir cette journée par des lectures et par le visionnage d’une cassette vidéo. Même s’il ne comprend pas tout, les images suffisent pour faire passer le temps. Il ne semble pas très préoccupé. Il a quelques moments d’angoisse mais ce n’est pas ce qui l’emporte. Il reste motivé et s’arme de courage pour la suite. Il a pu appeler sa mère pour la rassurer.
-Nous entamons alors une partie d’échec : ni lui ni moi ne sommes des néophytes mais nous connaissons tout de même les règles. Il se concentre avec une très grande rapidité et gagne la première partie avec un avantage indéniable. Je me reprends au cours de la deuxième partie et parviens à le mettre en difficulté. J’emporte cette seconde manche. Je suis contente que le contact passe si bien avec lui, nous évoquons ensemble les diverses stratégies possibles, il semble plus perspicace que moi. Il gagne la troisième partie. Jordan, le fils de Don Bernabe, l’un des travailleurs sociaux, âgé tout juste de quatre ans, vient s’amuser à côté de nous. Il nous demande de jouer au Puissance 4 avec lui. Quand je lui parle, il fait semblant de ne pas me comprendre, et me provoque pour que je m’intéresse à lui. Il nous fait une frayeur en tentant de récupérer le bouchon de son feutre, tombé du haut des escaliers, en escaladant la rambarde du balcon. Mais sa mère vient peu de temps après le récupérer.
-Arturo dessine un plan de la Casa YMCA, il a une très bonne orientation dans l’espace et son coup de crayon est assuré. Le refuge qu’il dessine est ceint d’une double barrière.
-En partant, il me souhaite bonne chance pour la suite de mes recherches. Je lui souhaite beaucoup de courage pour la suite de son parcours.
-Il n’a pas su lui-même très bien me décrire ses impressions liées à l’attente. Je pense que pour les jeunes personnes, ce n’est pas évident d’exprimer ce genre de choses. J’espère que les femmes migrantes développeront davantage cet aspect de leur expérience.
Dernière édition par darkalain le Lun 25 Mar - 17:01, édité 2 fois